Sociocratie, holacratie… dans le prolongement du mouvement des entreprises libérées né dans les années 80, les décennies 2000 et 2010 ont vu émerger de nouvelles formes d’organisation du travail aux promesses de renouveau pour les salariés. Ces nouvelles méthodes de management dit horizontal consistent à redistribuer le pouvoir de décision dans l’entreprise, en remplaçant les structures pyramidales et hiérarchisées par des unités de travail autonomes et auto organisées.
On ne compte plus la littérature prosélyte sur le sujet. Et pour cause ! La libération des entreprises est généralement promue par des consultants managers ou des patrons-auteurs intéressés directement par le développement de nouvelles formes d’organisation du travail qu’ils aident à mettre en place contre rémunération. En revanche, il existe très peu de documentation scientifique analysant les résultats des expérimentations. Toujours est-il que dans les sociétés initiatrices du modèle, les salariés ont pu déterminer leurs horaires de travail, leur organisation et même désigner leurs responsables rendant nécessaire une lecture argumentée sur la base des conditions réelles du travail salarié dans ces nouvelles organisations.
Alors, poudre aux yeux ou réelle tentative de permettre la réappropriation du travail ? Le cabinet ALTEO a pu étudier au cours des dernières années quelques uns de ces systèmes, par exemple une population de 300 salariés organisés en holacratie dans un groupe du secteur énergétique avec pour mandat de diagnostiquer l’organisation du travail, son impact sur les conditions de travail et la santé des salariés.
L’holacratie a été fondée par Brian Robertson, ancien PDG d’une société d’édition de logiciels, et popularisée dans un ouvrage publié en France en 2015. Dans l’esprit de l’auteur, l’holacratie permet de gagner en souplesse pour s’adapter à l’environnement économique et accélérer la réactivité des entreprises face aux nouvelles vitesses de transformations extérieures en séparant l’organisation de ce qui sclérose. En ligne de mire se trouvent tous les métiers de contrôle, de procédure, mais aussi potentiellement toute la ligne managériale en dessous des dirigeants et, notamment, les managers de proximité.
Elle vise à redistribuer le pouvoir à différentes échelles autonomes par la création de cercles d’activités imbriqués les uns dans les autres. Chaque cercle est une entité auto organisée qui a des « redevabilités » (des attentes, des activités, tâches ou obligations) du cercle supérieur. Elle repose sur une Constitution (une vingtaine de pages) qui fonde les principes et régule précisément l’organisation (jusqu’au fonctionnement pas à pas des réunions). Le manager est déchargé de ses responsabilités hiérarchiques qui sont déléguées à la régulation collective des tensions dans le travail au sein de chaque cercle. Le manager devient plutôt un « servant leader », c’est-à-dire qu’il est au service des conditions de réalisation du travail plutôt que le délégataire du pouvoir de direction. Dans le cercle, les « rôles » (soit les objectifs, missions et tâches) peuvent être redéfinis par celui qui en a la responsabilité. Ainsi, ils sont déterminés « par le bas » et non plus de façon arbitraire ou éloignée de la réalité du travail. De fait, les salariés témoignent d’un cadre de régulation claire, d’une amélioration de l’autonomie, d’un renforcement de la reconnaissance dans le travail et d’une meilleure capacité à réguler la charge puisque les salariés sont totalement autonomes sur leurs rôles respectifs et ne doivent rendre des comptes au cercle que lorsque leur tâche influe sur d’autres.
Premier point d’attention pour les élus, la granularité des cercles peut être déclinée à l’infini. Surtout, ils peuvent se réorganiser de façon souple et très rapide en fonction des besoins analysés par les membres du cercle (salariés) qui peuvent décider de redécouper les cercles inférieurs, de les fusionner, de les croiser en fonction des nécessités de l’activité. Face aux réorganisations permanentes dans les entreprises, on ne peut que s’inquiéter de la possibilité de réorganiser de façon substantielle l’activité par le biais des cercles en court-circuitant les processus d’information-consultation des instances représentatives du personnel.
Car qui possède in fine le pouvoir ? A ce sujet, la Constitution holacratique est claire sur le maintien du rôle légal du dirigeant, de son pouvoir de hiérarchie et des relations avec les actionnaires. Au-delà, la construction par imbrication des cercles constitue en elle-même une hiérarchie d’autorité des cercles supérieurs sur les autres. La sémantique du passage d’une structure pyramidale – sous entendue verticale – à une structure en cercles – sous entendue horizontale – est trompeuse. Ce jeu de vocabulaire tord la réalité d’une organisation qui maintient une subordination verticale en laissant croire à une gestion collective horizontale du travail. L’étude réalisée ne trompe pas : autant les salariés ont toute liberté pour proposer de nouveaux rôles dans les cercles ou pour les redessiner, autant l’entreprise ne suit pas quand il s’agit d’affecter les ressources nécessaires (postes, budget) à la décision prise collectivement. Attention à l’illusion d’optique car, à la différence d’autres modes d’organisation (taylorisme, fordisme, etc.) qui se limitaient à l’activité, l’holacratie crée des attentes d’autonomie et de pouvoir de décision qui vont au-delà de ce qu’elle porte dans sa Constitution. Cela génère de vraies distorsions dans la façon de voir la mise en œuvre et semble générateur de tensions dans la mise en place du modèle entre salariés et dirigeants.
Enfin, le modèle est tellement prescriptif dans la gestion des relations au sein du cercle qu’il est même interdit de faire des propositions, des remarques ou d’ouvrir la discussion sur un rôle qui n’est pas le sien. Exit donc les discussions collectives sur le travail. Le management avait déjà inventé les silos au sein de l’entreprise, voici maintenant les silos entre travailleurs. Derrière se cache la vision du dirigeant d’une entreprise d’informatique qui tente de faire du travail une somme d’individus programmables, régulée par un code précis. Parce qu’à la fin, certains aimeraient bien qu’il suffise d’appuyer sur un bouton.