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Avec le Covid-19, des coups de canif aux droits des travailleurs

Tribune parue dans LIBERATION le 19 mai 2019.

Le droit du travail d’exception mis en place par le gouvernement pendant la crise sanitaire pénalise les salariés sans demander la moindre contrepartie aux employeurs.

La pandémie mondiale de Covid-19 a fait irruption dans la vie des nations comme une déflagration qui a permis à certains gouvernements de balayer les libertés publiques bien plus vite que n’importe quel coup d’État. En France, il faudra veiller à ce qu’elle n’emporte pas en plus avec elle les droits des travailleurs, acquis de haute lutte par les générations passées.

« Il n’y a plus de droits ouvriers, plus de lois sociales, il n’y a plus que la guerre » : Alexandre Millerand, 1915. Aujourd’hui, ne nous leurrons pas, nous sommes en plein dans la tourmente. Passée la sidération initiale, nous nous apercevons vite que les choix faits par le gouvernement en matière de droit du travail sont loin d’être dictés par les seules nécessités liées à la lutte – indispensable – contre l’épidémie.

La stratégie du choc est là.

Le 17 mars 2020, le confinement général de la population est décrété. Six jours plus tard, la loi d’urgence sanitaire permet au gouvernement, entre autres mesures, de légiférer par ordonnances afin d’octroyer aux employeurs des pouvoirs exorbitants du droit commun, dérogeant au Code du travail, comme aux accords collectifs de branche et d’entreprise, pour : imposer aux salariés la prise de leurs jours de repos ; dans les entreprises que l’État jugera stratégiques, imposer l’augmentation de la durée du travail, mais aussi la réduction de la durée des repos quotidien et hebdomadaire ; déroger aux règles en matière de suivi des salariés par la médecine du travail ; réduire considérablement les possibilités d’intervention des représentants des salariés, en modifiant les modalités de leur consultation.

Le gouvernement permet également aux employeurs de recourir largement à l’activité partielle, sans coût pour l’entreprise, le salarié supportant seul la diminution de sa rémunération. Le ton est donné, on sait déjà qui sera appelé à payer l’addition.

Une remise en cause injustifiée

Les changements opérés dans l’urgence par le gouvernement viennent bouleverser l’équilibre, déjà malmené par les réformes de ces dernières années, des relations du travail. Le 25 mars 2020, une ordonnance permet ainsi à l’employeur, jusqu’au 31 décembre 2020 (alors que l’état d’urgence sanitaire n’est censé durer que deux mois !) : d’imposer la prise des jours de repos, dans la limite de dix jours (RTT, jours épargnés dans le compte-épargne-temps), pendant la période de confinement mais aussi au-delà ; d’imposer dans les entreprises que l’État jugera stratégiques, notamment l’augmentation de la durée du travail jusqu’à 60 heures par semaine et 12 heures par jour, mais aussi la réduction de la durée du repos quotidien jusqu’à seulement 9 heures consécutives et l’attribution du repos hebdomadaire un autre jour que le dimanche.

Il est très inquiétant de constater que le premier réflexe du gouvernement en situation de crise est de rogner sur les acquis sociaux des travailleurs. Mais cela ne lui suffit pas. Pour enfoncer le clou, le 2 mai 2020, le gouvernement décide de réduire à peau de chagrin les possibilités d’intervention des représentants des salariés sur les projets de l’employeur liés au Covid-19. La portée de la réduction des droits est d’ailleurs en la matière particulièrement floue tant le texte est large et laisse à l’employeur le soin de déterminer ce qui présente ou non un lien avec le Covid-19.

Plus d’expertise indépendante

Les délais de consultation des comités sociaux et économiques (CSE), où siègent les représentants élus par les salariés, ont été ramenés d’un mois à 8 jours lorsque les projets seront liés au Covid-19. Sur les sujets complexes, les représentants des salariés n’auront plus ni le temps ni les moyens de bénéficier d’une expertise indépendante. En ce qui concerne le recours à l’activité partielle et tout ce qui en découle en termes de modification d’organisation du travail, la consultation du CSE peut même être postérieure à la décision de l’employeur. Cette réduction des délais de consultation des représentants des salariés s’impose même lorsque sont en jeu les sujets cruciaux en temps d’épidémie que sont la santé, la sécurité et des conditions de travail !

Manifestement, selon le gouvernement, pour faire face aux bouleversements liés aux Covid-19, l’employeur doit pouvoir prendre des mesures d’austérité en urgence, seul le débat avec les salariés et leurs représentants étant considéré comme une pure perte de temps.

Comment ne pas comparer ces reculs sociaux extraordinaires avec le fait que, parallèlement, le gouvernement ne garantit pas le maintien de la rémunération des salariés placés en activité partielle (alors que l’employeur, lui, est remboursé à 100%), n’interdit pas aux employeurs les licenciements pendant la période de confinement et qu’il n’interdit pas non plus aux entreprises qui ont recours au dispositif d’aide publique de verser des dividendes à leurs actionnaires. Le choix du gouvernement est ainsi d’instaurer un véritable droit du travail d’exception, dont on ne peut que constater qu’il est établi au seul détriment des salariés sans demander la moindre contrepartie aux employeurs.

Une justice sociale stoppée

Les conseils de prud’hommes ont fermé leurs portes, totalement pendant plus d’un mois, pour reprendre pour certains timidement à la toute fin du mois d’avril l’examen des affaires les plus urgentes. Des salariés dépourvus de salaire ou de documents leur permettant de bénéficier de revenus de remplacement ont été privés de tout recours.

Dans le même temps, il a été quasiment impossible, pour les CSE et les syndicats de saisir les Tribunaux judiciaires du moindre référé avant le 1er mai, car selon la formule d’un vice-président de tribunal de la région parisienne « seules les urgences absolues intervenant dans des contentieux essentiels pouvaient être traitées ». Le droit des travailleurs, si leurs vies n’étaient pas en danger immédiat, n’a pas relevé de ces contentieux essentiels. Dans la même veine, l’action syndicale n’a même pas été considérée comme un motif dérogatoire de déplacement.

La crainte est de voir ces dérogations devenir permanentes, comme cela a été le cas de certaines mesures d’exception prises au nom de la lutte contre le terrorisme. Et même si ces mesures cessent à la fin de l’urgence sanitaire, les fondements idéologiques des décisions prises seront encore à l’œuvre après. Les premières propositions des représentants patronaux de toutes sortes vont toutes dans le même sens : les salariés et eux seuls, doivent être mis à contribution ; les représentants des salariés n’ont aucune légitimité à participer à la gestion de la crise et a fortiori à celle des entreprises. Comme dans toute période historique tourmentée, les cartes sont rebattues. Les travailleurs ne doivent pas faire les frais de la redistribution qui s’annonce.

Source : https://www.liberation.fr/debats/2020/05/19/avec-le-covid-19-des-coups-de-canif-aux-droits-des-travailleurs_1788518

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Par Elsa Galaup, Avocate en droit social, Lydia Couchaux, Expert SSCT et Guillaume Etiévant, Expert auprès des CSE